Etienne de Guisainville, un curé hérétique ?
L’abbé Beauhaire, auteur à la fin du 19ème siècle d’une compilation de toutes les informations qu’il a pu recueillir, sur les évêques, curés et autres prêtres du diocèse de Chartres, fait une curieuse remarque à propos d’Étienne de Guisainville, curé d’Yermenonville au début du 18ème siècle :

« Pendant quinze ans nous ne trouvons que des desservants à Yermenonville. Le curé était-il malade ? Était-il un trop grand personnage pour résider dans un si petit lieu ? L’écho des siècles et de la tradition n’a rien répété à ce sujet. ». 

En réalité, Étienne de Guisainville, roturier malgré la particule dont il s’était affublé, était janséniste et admirateur du diacre Pâris. Pour cette raison, il a passé plus de 7 ans en prison et, une fois libéré, n’a pas rejoint sa cure pendant plusieurs années. 

Jansénistes et convulsionnaires

Le Jansénisme est, comme on le sait, un courant religieux qui s’est développé en France au sein du catholicisme aux 17ème et 18ème siècles. Il tire son nom de l’auteur d’un ouvrage publié en 1640 par Cornelius Jansen, qui mettait en avant la doctrine de Saint Augustin sur la grâce divine, jugée indispensable aux croyants pour faire le bien et obtenir leur salut.
 
Le Jansénisme, au départ courant religieux, avait pris peu à peu une dimension très politique : son hostilité aux Jésuites, à l’autorité jugée excessive du Pape et à l’absolutisme royal en ont fait aussi un courant politique critique et gallican, souvent soutenu par le Parlement, toujours prêt à s’attaquer au pouvoir royal, mais officiellement combattu par les autorités
.  
Un modeste personnage a joué un rôle étonnant dans le développement du Jansénisme en province : le diacre Pâris. Celui-ci refusa de renier ses convictions jansénistes au moment de devenir prêtre, et mena, en se contentant volontairement de son statut de diacre, une vie modeste et édifiante dans une petite maison du faubourg Saint Marcel à Paris. Il fut inhumé en 1727 dans le cimetière de l’église Saint Médard. De nombreux jansénistes venaient se recueillir dans ce cimetière mais, peu à peu, le bruit s’était répandu que des guérisons miraculeuses avaient eu lieu sur sa tombe, où, bientôt, certains donnèrent le spectacle de scènes collectives d’extase : les « convulsionnaires de Saint Médard ». L’Église et le pouvoir royal s’en émurent, et la porte du cimetière fut murée en 1737. Trop tard, sans doute : des ouvrages relatant les miracles opérés par le diacre Pâris circulèrent largement, ainsi que des reliques.

 À tel point qu’on découvrit, à Yermenonville, des pièces d’habit et un morceau de bois de lit réputés avoir appartenu au diacre, conservés dans son presbytère par le curé Étienne de Guisainville !
 
Un curé janséniste à Yermenonville, sanctionné par son évêque 

Étienne de Guisainville était né le 22 mars 1682 à Montfort-l’Amaury, fils d’Etienne Guisainville, huissier royal au baillage de cette ville : c’était donc un bourgeois, et non un noble. Il arriva comme curé à Yermenonville pendant l’été 1717.
 
Pendant près de vingt ans, jusqu’en 1736, on n’a guère d’autres traces de l’activité du curé d’Yermenonville que celles liées à sa charge (baptêmes, mariages, enterrements), si ce n’est la mention de plusieurs procès, pour des affaires d’argent ou de règlement de successions retenant toute son attention. 

Le 19 mai 1736, la tranquillité d’Yermenonville est troublée par l’arrivée d’un carrosse armorié : l’évêque de Chartres, Charles-François des Montiers de Mérinville, de passage dans le canton de Maintenon, effectue une visite surprise à Yermenonville.

Après les formalités et prières usuelles, l’évêque visite l’église et recommande quelques travaux, puis demande à visiter le presbytère. La bibliothèque du curé est alors fouillée soigneusement ; on y trouve des documents compromettants : le curé détient des imprimés et manuscrits manifestement jansénistes.
  
Interrogé par l’évêque, Étienne de Guisainville reconnaît sans réticence ses convictions jansénistes. L’évêque évoque des plaintes à propos du culte superstitieux que le curé rendrait au diacre Pâris, et lui demande s’il est exact qu’il en détient des reliques et qu’il lit les « Nouvelles Ecclésiastiques » (publication périodique janséniste clandestine) : le curé confirme le tout, et n’hésite pas à afficher sa vénération pour Pâris. Le délit d’opinion étant établi, la sentence ne tarde pas à être prononcée : Étienne de Guisainville devra se retirer pendant trois mois au séminaire de Beaulieu pour y être « rééduqué ».
 
Le malheureux curé n’a pas compris qu’il est tombé dans un véritable piège, et que cette affaire allait lui coûter bien plus cher qu’il ne l’imaginait.
 
Il est clair que cette visite pastorale à Yermenonville n’était pas qu’une visite de routine : l’évêque était bien informé, et n’était manifestement pas animé des meilleures intentions.
 
Étienne de Guisainville lui avait été plusieurs fois dénoncé comme un «furieux janséniste prêchant les miracles de M. Pâris» . On reprochait en particulier au curé d’Yermenonville d’avoir proposé au curé de Maintenon, mourant, de recourir à ses fameuses reliques et de dire une neuvaine au diacre Pâris. 
 
L’emprisonnement d’Étienne de Guisainville à St Yon de 1736 à 1743
 

Après la visite pastorale du 30 avril, l’affaire va ensuite aller bon train. L’évêque avait demandé le 19 mai une lettre de cachet au ministre Maurepas pour emprisonner Guisainville. Maurepas en transmet la demande le 27 mai au Cardinal de Fleury, premier ministre de Louis XV. Le 4 juin, l’évêque est informé de la décision de « reléguer [Guisainville] dans la maison des frères de l'École Chrétienne de St Yon à Rouen, où sa pension sera payée sur les revenus de sa cure ».
 
Quand Étienne de Guisainville se rend au séminaire de Beaulieu, le 11 juin, il est arrêté par deux cavaliers chez un ami qui l’hébergeait. « De là, il fut conduit à pied dans une hôtellerie, où on le fit monter sur son cheval, dont on attacha la longe du licou à la queue du cheval de l’un des archers, l’autre marchant derrière ; de manière que le prisonnier fut ainsi donné en spectacle, d’abord à Chartres, puis à Dreux, à Évreux, à Louviers et à Rouen, comme un criminel destiné aux derniers supplices ».

À son arrivée à Rouen, il est enfermé dans un cachot de l’Institut des frères des Écoles Chrétiennes de St Yon. À l’origine, cette institution avait été fondée en 1705 par Jean-Baptiste de La Salle pour éduquer les enfants pauvres en internat. Les succès rencontrés auprès de ce public par la mise en œuvre d’une pédagogie originale poussèrent l’institution à accepter d’ouvrir une « pension de correction » destinée à remettre dans le droit chemin des jeunes mineurs indociles ou libertins, à la demande de leur famille. L’étape suivante fut d’ouvrir une véritable prison.
 
C’est donc dans une sorte de Bastille officieuse qu’Étienne de Guisainville va passer près de 8 ans. Ses conditions d’incarcération étaient, si l’on veut bien le croire, des plus rudes : mal nourri, privé de papier, d’encre et de plumes, parfois de feu pendant l’hiver, et de la moindre « récréation » ; enfin, à la suite d’une tentative de communication avec l’extérieur, privation des sacrements de l’église pendant ses trois dernières années de séjour à St Yon.
  
La libération d’Étienne de Guisainville en 1743 et sa fin de carrière en terre janséniste

Le curé d’Yermenonville a cependant fait preuve de fermeté d’âme : il résista constamment aux pressions exercées sur lui pour qu’il se désiste de sa cure. C’était la condition qu’on lui présentait comme nécessaire à sa libération. S’il a été finalement libéré en 1743, ce n’est probablement pas grâce à une intervention miraculeuse du diacre Pâris, mais plus certainement en raison de la mort cette année-là du Cardinal de Fleury, signataire de sa lettre de cachet, et, peut-être, d’une tardive mais charitable indulgence de l’évêque de Chartres.
 
Il est cependant certain qu’il n’a pas cédé sa cure jusqu’en 1750, puisqu’on ne trouve que des desservants à Yermenonville jusqu’en 1751, date d’arrivée du curé Levacher, 15 ans après l’emprisonnement de son prédécesseur, sans que l’on sache où Guisainville s’était abrité après son élargissement.
  
On le retrouve ensuite en janvier 1750 comme curé de Bulcy (Nièvre), où il restera jusqu’à sa mort en 1759. Le diocèse d’Auxerre était devenu un véritable bastion du jansénisme, sous l’impulsion de son évêque Charles de Caylus. On comprend que l’ancien curé d’Yermenonville ait pu y trouver refuge. Après le décès de Caylus en 1754, son successeur Jacques-Marie de Caritat de Condorcet s’attaque aux jansénistes et s’appuie sur les Jésuites. Une partie du clergé s’insurge, et nous trouvons sans surprise Guisainville parmi les 116 signataires d’une lettre très hostile aux thèses et méthodes des Jésuites.
 
Etienne de Guisainville ne fut pas inquiété, et put achever sa vie et son ministère en paix, jouissant enfin de la reconnaissance de son entourage. Le registre de Bulcy porte en effet cette inscription le jour de son enterrement : « L’an mil sept cent cinquante neuf le huitième jour de janvier s’est endormi dans le seigneur, à l’âge de soixante et dix-huit ans, Monsieur Étienne Guisainville, prêtre curé de cette paroisse, aussi recommandable par sa piété sincère et son amour constant pour la vérité que par son zèle infatigable pour le salut du petit troupeau qui était confié depuis neuf ans à un si digne pasteur, mort ledit jour et inhumé le lendemain au cimetière de ce lieu par nous curés soussignés en présence de tous ses paroissiens dont quelques-uns ont signé avec nous ».